
Le Prix du premier recueil de poèmes 2019 a été remis à Anne Dujin pour « L’ombre des heures » (Éd. L’herbe qui tremble, 2019).

Discours de présentation par Judith Chavanne
C’est une poésie du murmure que celle d’Anne Dujin, une poésie précautionneuse, dans laquelle la ponctuation a été effacée pour ne laisser que la mélodie, discrète, mais réelle du vers. Cette poésie pourrait être de celles que l’on récite à voix basse, dans la pénombre, ou l’ombre des heures, à un lecteur auquel le « tu » » fréquemment employé par la poète propose une proximité. Même si cette seconde personne induit sans doute d’abord un dialogue de la poète avec elle-même, le lecteur est convié à cette intimité, d’autant mieux que l’attention quotidienne que voue la poète à « toute chose » entretient une atmosphère de recueillement :
Dans le matin noir le réverbère
est l’étoile qui indiqua jadis
l’entrée de la crèche
Vierge sans enfant, auréolée
des vapeurs de la machine à café
elle est là pour ceux qui lavent
les rues avant le jour
Bergers sans brebis, les mains jointes
autour de la tasse, à l’abri
dans le silence de ses yeux
laissant monter peu à peu
le sourire de l’enfance
Tout mérite d’être regardé, considéré et révélé : le réverbère d’une rue devient étoile, puis Vierge ; les balayeurs ou les êtres attablés devant le petit déjeuner, des bergers.
La poète convoque ici des symboles bibliques mais en les tronquant en quelque sorte : la Vierge est « sans enfants », les bergers « sans brebis ». Les êtres au réveil sont comme des orants, non pas agenouillés dans une église pour prier, mais à table, et « les mains jointes », certes, mais autour d’une tasse. Le recueillement se vit dans la trivialité des jours.
En d’autres poèmes encore apparaissent quelques allusions bibliques, toujours discrètement, et dans le but souvent de dévoiler à nouveau toute la puissance évocatoire de faits ordinaires, ou de relayer la quête d’une vérité intime.
Ainsi, dans le poème qui suit, et qui restitue un drame de l’enfance :
La vague immense de sa colère
a submergé l’enfant
Après le déluge elle se relève
fragile, son regard mouillé cherche
un coin de terre où reprendre pied
Les débris n‘encombrent pas encore
le chemin qui la ramène aux siens
et à son propre cœur
C’est la force des êtres neufs
La métaphore qui assimile les larmes à un déluge parait au départ presque prosaïque d’autant que, dans notre langue, elle est lexicalisée. Mais la poète, en filant le comparant, lui redonne du relief ; elle le reconsidère, par-delà sa lexicalisation, de sorte que l’épisode biblique du Déluge éclaire d’une signification nouvelle, solennelle, cet événement familial : l’enfant possède en effet cette faculté de rebond et de renouvellement par laquelle il (elle) passe régulièrement une nouvelle alliance avec la vie, comme Noé y fut invité par Dieu.
Quelles soient d’inspiration biblique ou non, les images sont à l’honneur dans cette poésie à laquelle elles confèrent parfois un tour naïf au sens où l’on a pu employer ce mot pour la peinture. De même que la peinture naïve ne respecte pas la perspective et retient le regard par la disproportion des motifs, l’intensité des couleurs et la précision des détails, de même l’image ouvre la conscience méditative et imaginative du lecteur qui s’attarde sur elle et son dessin, quelle que soit la fonction d’élucidation du réel qu’elle assure par ailleurs.
A quoi tient ce pouvoir évocateur de l’image dans la poésie d’Anne Dujin ? A sa simplicité ? Une femme apparait « ronde et pleine comme la lune ». Sa délicatesse ? « Ta petite âme de coton » écrit la poète en s’adressant à un enfant. A la fréquence de la personnification ? « Les arbres lèvent vers le ciel leurs doigts nus » tandis que les feuilles de l’un d’entre eux – le marronnier – sont des « visages de nouveau-nés » qui « frissonnent/ dans la paume du vent ». A la façon qu’a la poète de filer, souvent, cette image ? De sorte que la conscience du lecteur s’absorbe en elle et que le secret du réel ne peut être atteint que par la médiation de l’objet choisi comme comparant :
La vie, grand manteau de laine te gratte
parfois, les épaules et l’intérieur des bras
Te vient l’envie de la laisser
glisser, sans que personne
ne s’en aperçoive et d’en porter une autre
Tes parents avaient commencé le travail
en utilisant les pelotes les plus douces
Le temps a découvert des fils
gris et beige, rugueux
que personne n’a choisis mais qui tiennent
ensemble les générations
Tu les aperçois parfois sur le manteau
de tes enfants, dont tu tricotes
les premiers rangs avec une laine
que tu croyais toute neuve
Tu ne les arracheras pas
L’important est de les avoir vus
On le perçoit ici, l’image n’a rien de gratuit, pas plus que la poésie qui fonde sur elle. Les poèmes d’Anne Dujin œuvrent en particulier à l’avènement de soi à travers et par-delà égarements, refus et blessures :
Les générations passent
et empilent le masque des mères
sur le visage des filles
La vie se déroule à travers
des trous taillés pour un autre regard
et les rêves s’écorchent
contre leurs bords râpeux
Le nœud est trop serré et les crampes
viennent, à force de tirer dessus
D’autres bras seuls
autour de leurs cous y parviendront
et leur diront enfin
qui elles sont
Ce recueil laisse entrevoir un cheminement depuis le désarroi jusqu’à la confiance. La poète affronte l’inquiétude d’être — ou plus encore de n’être pas — et la vulnérabilité qui s’ensuit ; elle confie : « il y a longtemps que j’ai oublié/ le visage de mon désir et l’écho de mon nom ». Avec lucidité, sans complaisance, elle ose regarder et nommer « cette racine noire, avide, qui s’abreuve au mince filet de (sa) confiance » et le ruine, quand pourtant tous les signes de plénitude sont rassemblés.
Ecriture autobiographique, donc ? Assurément puisqu’Anne Dujin fonde son chant sur l’expérience, et ne craint pas, entre autres, d’aborder celle de la maternité malgré les soupçons de mièvrerie dont elle est parfois taxée. De la grossesse à la naissance, et au partage de la vie d’un enfant, plusieurs poèmes révèlent combien cette expérience plonge au cœur de l’énigme de vivre, et de mourir :
Pour Louise
Dans ton ventre, l’ulcère a remplacé
le bébé qui n’a pas trouvé sa place
Le point brûlant s’enflamme
en silence sous la loupe
des inquiétudes bienveillantes
Nos bouches échangent
les mots qui rassurent
pour que demain reste possible
Mais tes grands yeux sombres
brillent de la lueur jaune, fébrile
du pourquoi
De l’enfant, la poète a beaucoup à apprendre, comme chacun, et comme poète particulièrement ; c’est pourquoi la requièrent le regard et le langage du plus jeune qui, dans la rue fourmillante, sait, lui, distinguer « l’oiseau/ et l’avion, étoiles filantes de plein jour », tandis qu’à l’occasion des quelques mots qu’il prononce, « ses lèvres déplacent les nuages ».
Ni l’attention à l’enfant, ni l’écoute accordée au plus profond, à « l’envers » de soi ne conduisent à un repli ; elles sont au contraire pour la poète l’occasion d’une méditation non seulement sur un art poétique, mais sur la condition humaine : cette poésie intègre pleinement autrui. Sa quête, et son ambition ultime, comme l’énonce le dernier vers du recueil, sont en effet d’« aimer et comprendre toute chose ». Ainsi le lecteur sent-il bien, pour paraphraser Hugo que lorsqu’Anne Dujin nous parle d’elle, elle nous parle de nous. Le poème nait, après une décantation patiente, de sorte que cette part d’elle-même à laquelle atteint la poète est pleinement universelle. D’ailleurs, Anne Dujin prête son regard et sa voix aux autres ; elle se fait autant que possible le témoin des « invisibles », des inconnus croisés au hasard des rues ou des informations qui lui sont parvenues du monde. Le poème signale ainsi quelle résonance l’expérience d’autrui, parfois douloureuse, a reçue chez la poète qui, à défaut de plus, offre ses mots en signe d’accueil.
Ainsi, le « petit visage blanc (…) tiré des décombres/ comme un drapeau muet/ qui supplie que cela cesse » a-t-il ouvert, autant que la bombe dont il fut victime une « lézarde » au cœur de la poète, lézarde qui appelle l’écriture. Chaque poème offre donc une expérience de conscience grâce à laquelle l’intuition de la vie — celle de la poète et celle des autres — s’approfondit.
Le jeu des pronoms dans le recueil témoigne de la réciprocité des combats : deuxième et troisième personnes alternent, le « tu » peut être prêté, comme la voix de la poète elle-même à un autre, et « l’attente brûlante/ de pouvoir vivre enfin » qu’elle avoue sienne s’avère ainsi partagée par autrui, par ceux-là qui, un jour, comme le remarque un poème, « habitent enfin la Terre ».
Car, par-delà la souffrance et les résistances, cette poésie cherche au contraire les signes d’une ouverture, d’une sérénité possible malgré tout, d’une lumière intérieure :
Tintoret
L’ombre éclaire pour la première fois
la lumière qui vient de l’intérieur
du monde des hommes
Tout devient visible
jusqu’à l’envers de notre cœur.
Les poèmes d’Anne Dujin puisent profondément dans l’expérience, dans une langue dont la simplicité ne doit pas faire croire à la facilité. On sait au contraire qu’il n’est rien de plus exigeant que le simple. Il y faut beaucoup de patience, encore une fois, pour « nomme(r) les choses » et trouver les mots qui puissent accueillir ce dont on fut témoin, et plus encore des mots siens, non pas « gonflé(s)/ de ce que tous disent déjà ». Ce recueil, pour être le premier du poète, n’en fait pas moins entendre une parole mûre, « des mots tant attendus », qui ont traversé le temps mais restent arrimés aux « battements du cœur ». La poésie d’Anne Dujin est de ces paroles lyriques qui font de l’émotion éprouvée l’occasion et le moyen d’entrer plus avant dans la vie, le poème permettant d’approfondir sa compréhension mais aussi son acceptation. Cette poésie est donc de celles qui aident à vivre.
Discours d’Anne Dujin
C’est un après-midi de juillet 2013, dans les rues de Paris, de retour du travail, que j’ai écrit mon premier poème. La poésie m’est venue assez tard. Enfant je n’ai noirci aucun carnet. Adolescente, je n’ai froissé aucun des brouillons, dont sont remplies, dit-on, les corbeilles des futurs écrivains. Si l’on m’avait dit, ne serait-ce que 6 mois avant, que j’écrirai ce jour-là un poème, je serais restée incrédule. Jusqu’alors, je travaillais sur les politiques publiques, et je rêvais d’essais. Mais l’année qui précéda cet été, j’avais pris une décision importante : celle de ne pas poursuivre ma thèse de sciences politiques. Cette décision n’ouvrait sur aucun projet précis. Elle n’était qu’un renoncement. Le constat que cette écriture-là, celle du chercheur, ne serait pas la mienne. Et si je ressentais bien un fort désir d’écrire, je ne savais pas quoi, ni comment. Ce jour d’été 2013, c’est comme si une porte intérieure brusquement s’était ouverte. Un second poème vint le soir même. Puis un quasiment chaque jour, pendant tout l’été. L’essentiel de l’Ombre des heures a été écrit en quelques semaines, sans pratiquement que j’y retouche. Et j’en fus la première surprise.
La poésie n’était pourtant pas une inconnue. Elle avait un visage, celui de mon père, poète. Les murs de nos chambres à mes sœurs et moi avaient beau être tapissés de recueils les plus divers, la poésie s’est longtemps résumée pour moi à ses mots à lui, et plus encore, aux poèmes qu’il avait écrits sur moi, sur nous. Je les gardais comme des talismans. Comme ce poème intitulé « L’éveil double » :
« L’âme au plafond y nage avec une autre
qu’elle craint de froisser dans un faux mouvement
au lieu d’explorer librement l’espace
de faire craquer le cube de la chambre
vers le ciel rond, les sapins invisibles
elle doit partager précautionneusement
la fin de la nuit avec un autre souffle
deux yeux ouverts aussi dans le noir
et ce doux bruit de laine qui rampe
entre les hauts montants de son lit
avant de pousser un petit cri humain »
La poésie fut d’abord une certitude sensible ; celle d’avoir été prise dans les bras, non seulement par des bras, mais aussi par des mots. Pourtant, sans doute par manque de curiosité, ou par besoin d’explorer mes propres voies, ce terreau a priori si favorable est resté en friche. Non seulement je ne désirais pas en écrire, mais j’ai, il faut l’avouer, bien peu lu de poésie dans ma jeunesse. L’école a joué pour moi le rôle majeur qu’elle joue pour beaucoup de jeunes gens, dans l’apprentissage de la poésie. Parmi tous les poètes que l’on découvre sur les bancs du collège ou du lycée, l’un deux s’est imposé comme me touchant davantage : Paul Verlaine. Et je me souviens encore du jour où j’ai lu, en classe, pour la première fois, « Le ciel est par-dessus le toit », les larmes que je n’ai pu retenir, et qui sont montées souvent, quand je relisais, en moi-même, avec attention, cette dernière strophe :
– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?
J’avais seize ans. Je menais une vie des plus sages. Et pourtant, l’amour coupable et perdu, la prison, le sentiment de vie gâchée, me devenaient, par ces mots, mystérieusement accessibles. C’est dans cette expérience je crois, et dans ce poème en particulier, que se trouve une des sources de ce qu’est pour moi la poésie : la parole juste. Sans connotation morale ; comme une note sonne juste. Sans emphase, dans une langue et avec un rythme que je trouvai profondément modernes, le poème encapsule l’instant, et nous le sentons vibrer encore, à chaque relecture. Le ciel, le toit, la branche de l’arbre, le tintement de la cloche, et avec eux toute cette vie « simple et tranquille » rejoignent l’homme brisé dans sa cellule, et se fraient un chemin jusqu’à la fêlure, forcément présente, en nous aussi. Ce réajustement miraculeux des mots, aux objets les plus simples d’une part, et à la vie intérieure d’un « tu », débiographisé, universel, d’autre part ; réajustement toujours éphémère mais que le poème parvient à fixer, c’était donc cela, le pouvoir de la poésie, que j’entrapercevais.
Les années passaient. Au cours de mes études supérieures, je me passionnai davantage pour les sciences sociales. La poésie restait présente dans mon paysage, mais à distance. Parfois elle surgissait, comme par surprise, dans mes préoccupations. Par exemple quand je lus Les mots et les choses de Michel Foucault, et que je tombai sur cette phrase : « Le poète est celui qui (…) retrouve les parentés enfouies des choses, leurs similitudes dispersées. Sous les signes établis et malgré eux, il entend un autre discours, plus profond, qui rappelle le temps où les mots scintillaient dans la ressemblance universelle des choses. » Ce propos correspondait si précisément à mon expérience de lectrice, que je le notai dans un carnet, sans imaginer que dix ans plus tard, il serait en exergue d’un premier recueil.
Tout ce temps, l’écriture de poésie me travaillait en silence, sans que le sache. En revanche la question de la parole juste me préoccupait, consciemment. Ayant renoncé à la thèse, je désirais toujours explorer le monde contemporain, et en rendre compte par l’écriture, mais pas en spécialiste. Je poussai alors la porte de la revue Esprit, qui m’accueillit généreusement. J’y trouvai un lieu, à la fois ouvert et exigeant, où le souci de la parole juste a, je crois, une importance particulière. Où des générations d’auteurs se sont attelées patiemment à la tâche de dire le monde qui nous entoure, à distance des mirages de l’idéologie, et des clivages tout faits. Sans le mesurer sur le moment, je suis venue en même temps, à quelques mois près, à la poésie et à l’écriture de revue. Deux écritures qui ne s’opposent pas en moi, au contraire. Qui procèdent d’un regard et d’un désir communs. Elles ne sont pas équivalentes pour autant. Je me dis parfois qu’elles forment un édifice, dont le sous bassement est la poésie. J’y fais l’expérience d’un rapport fondamental au langage, où chaque mot compte, pour dire ce qui importe le plus dans cette vie. L’étage supérieur est l’écriture d’articles. Qu’ils évoquent la littérature, l’actualité politique, ou sociale, ils ont besoin, pour tenir, d’une justesse de la langue, que je travaille et éprouve dans la poésie. Cette dernière n’est donc pas, pour moi, du côté des ornements, du supplément d’âme. Elle est du côté des fondations. Il m’a fallu plus de trente ans pour le comprendre, et placer cette exigence au cœur de ma vie.
C’est alors seulement que je me suis mise à lire les poètes, avidement, avec la conscience de tout ce que j’avais à explorer. Les découvertes furent nombreuses, et sont encore quasi quotidiennes. Une rencontre décisive fut celle du poète tessinois Pericle Patocchi, et des poètes italiens Umberto Saba et Sandro Penna. Dans des langues différentes, toutes gorgées de lumière méditerranéenne, ils m’apprennent la limpidité du vers ; la présence aux lieux, aux choses et aux êtres, pas seulement ceux dont on a choisi de s’entourer, mais aussi ceux qui viennent à notre rencontre, sans jamais les prendre pour prétexte, à un discours.
« Ici je brûle ma vie. Parmi les rares
Lumières de la venelle apparaît à présent
Un petit berger sur un mulet. Que brûle
Tranquille ma vie à ces lumières. »
écrit Sandro Penna.
J’ai écrit l’essentiel de l’Ombre des heures en un été, entre les siestes des enfants et les retours de plage. Comme si ce petit recueil s’était constitué sans bruit en moi, attendant le bon moment pour me traverser, et se rendre lisible. Depuis, les poèmes arrivent au compte-goutte. Et je crains souvent que le mince filet ne se tarisse. C’est pourquoi je vous suis si reconnaissante, Monsieur le Président, Madame la Directrice, Mesdames et Messieurs les membres du jury, chère Judith, de m’avoir par ce prix, témoigné votre confiance, et votre encouragement à poursuivre. Je remercie Mme la directrice de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, et Christophe Langlois, de nous accueillir, entourés de ces magnifiques manuscrits. Je remercie enfin Thierry Chauveau et Lydie Prioul, qui dirigent les éditions de l’Herbe qui tremble et qui prennent régulièrement le risque, et c’est un risque, de publier des premiers recueils. Pour que se poursuive et s’approfondisse la recherche de la parole juste, dont la poésie est un des visages, celui qu’elle a pris pour moi.