Prix 2023

Le Prix du premier recueil de poèmes 2023 a été attribué au poète belge Olivier Noria pour Rendre Grâce, publié en 2022 aux Editions Le Taillis Pré.

Il lui a été remis le 13 novembre 2023 au Centre national du livre à Paris.

Discours de présentation par Judith Chavanne

D’où vient la confiance ? D’où vient que l’on accorde spécifiquement sa confiance à une langue plus qu’à une autre ?

D’où vient qu’en ouvrant le recueil d’Olivier Noria on se laisse emmener par un phrasé dont le mystère, parfois, n’effraie ni ne rebute mais appelle à poursuivre la lecture ?

Il entre dans la relation que l’on entretient avec une écriture les mêmes raisons qui assurent notre accord avec telle ou telle personne ; il y entre de nous, de notre écoute, il y entre de l’autre. La langue d’Olivier Noria est inventive et surprend de temps à autre la syntaxe commune et nos habitudes ; en cela elle est bien une langue poétique qui, par sa singularité, renouvelle notre regard et notre connaissance du monde. Toujours cependant, Olivier Noria procède avec délicatesse, subtilité et par ellipse, de sorte que sa langue ne fait pas obstacle mais au contraire ouvre sur l’expérience de vivre et son mystère. Beaucoup de blanc, de silence en cette poésie qui, tout en préservant son énigme, nous fait approcher le secret, le « fond de (l’)être intime », mais une intimité reliée.

Olivier Noria n’a de cesse que « le ciel s’ouvre, les parois cèdent », que « les murs ne (soient) plus des murs » ; aussi s’inquiète-t-il « du geste défini/ comme du regard arrêté » qui ne tendent pas vraiment vers la rencontre. La moindre fermeture lui est suspecte, lui qui est en quête d’une relation avec le monde et autrui qui fait songer à ce que Rilke a nommé le Weltinnenraum – l’espace intérieur du monde – à la faveur d’un double mouvement d’abolition des frontières et d’accueil : dissoute son individualité, mais ouvert son cœur de sorte qu’ « Innombrables (sont) les êtres qui (le) peuplent. »  

Olivier Noria aspire ainsi à demeurer dans un état d’ouverture qui lui permette d’être sensible au moindre comme au plus puissant des mouvements, « Au lent soupir épousé » comme aux «  déferlantes qui ébranlent la terre friable » :

Corde sensible à la moindre variation,

au moindre bruissement de l’onde

Nous avons vécu poreux à toute rencontre

pour qu’éclose l’inconditionné

Que seule veille nous garde :

espace de fusion — insondable foyer

La réceptivité qu’Olivier Noria appelle de ses vœux est le premier jalon des rencontres que l’on peut espérer vivre et que le poète place au cœur de son propos, car toujours en la rencontre – de l’amant, l’amante, un enfant, un feuillage ou l’immensité alentour –, toujours s’accomplit l’amour :

Qui

Sinon par l’amour seul

qui y procède

L’ouverture laisse donc à la rencontre la chance d’advenir et à travers elle d’atteindre à ce qui sera aussi inouï qu’incomparable, d’une intensité de vie inégalée :

Seul l’inoubliable prend soin de toute rencontre 

         L’inoubliable seul est la rencontre

De ce qui s’accomplit dans cette rencontre bouleversante, le regard fournit l’expression achevée, singulièrement le regard du nouveau-né :

Ce sont les nouveaux-nés qui nous bordent

Par transparence, leurs yeux racontent de leur être

ce que mille vies ne peuvent pérenniser

Cette pureté incandescente à laquelle atteint la vie dans la rencontre est toutefois aussi belle que fugace. Olivier Noria a un sens aigu de l’éphémère : « Tout instant clef côtoie son deuil », le poète en prend acte :

Rien

Je ne sais rien de ce qui peut être mémorisé

Si ce n’est le rayonnement

de ce qui à l’instant, nous quitte

Avènement, échappement. « L’idéal n’est pas (…) à chercher », il s’invite, il est imprévisible. Surtout, il est « insaisissable ».

Si la recherche est vaine, l’avènement de la beauté dans la rencontre, du moins, peut se favoriser. Sans crispation, sans moralisme aucun, Olivier Noria suggère une façon de se tenir au monde faite d’effacement bien qu’il n’emploie pas le mot auquel il préfère celui de « suspens ». Il s’agit de renoncer à sa singularité au profit de la communion ; il faut se désemplir de soi pour rejoindre :

      Point

de rencontre

        __

      Point

de suspension

L’exigence d’Olivier Noria s’exprime dans l’objet de son espérance – la communion des êtres d’où naisse l’irrévélé — mais aussi dans la manière d’y atteindre. Pour autant, la démarche ne semble pas inaccessible et le recueil d’Olivier Noria fait du bien à qui le lit.

Dans un poème où il constate que « Tout passe, on ne le sait que trop bien », le poète opère à la fin un retournement. Loin de toute déploration, il convie à l’acceptation aimante : « La voie seule la vie ». Car c’est « Mirage de nager à contretemps ».

D’ailleurs, la rencontre à laquelle le poète tend de tout son être – de toute sa langue – rompt toute mélancolie : veillés, bordés par l’univers ou par un autre être, il n’y a plus lieu d’expérimenter une solitude malheureuse ; la solitude au contraire « nous révèle » : en dessinant les contours de notre être, elle signe notre existence au monde, elle en est la reconnaissance :

Nous ne pouvons véritablement aimer qu’en lien

Nous ne pouvons nous reconnaître

que dans la certitude d’être veillés, bordés

par la profondeur insondable d’un ciel constellé

Nous ne sommes pas seuls

Nous sommes unis — et la solitude nous révèle

Quelque douleur en outre dont le poète ait pu comme chacun se sentir « captif » à un moment ou un autre, il opte pour l’acquiescement : « je signe au bas de la lettre ouverte/que nous délivre la vie ».

Dans cette affirmation, nulle posture, mais une authenticité au contraire dont le sentiment est conforté par l’extrême cohérence du recueil, reflet d’une unité intérieure et d’une clarté de l’aspiration qui préside à l’écriture. Autant de traits sur lesquels se fonde la confiance que l’on accorde à un poète qui, dès l’ouverture presque du recueil, se présente à l’écoute. 

Le verbe « écouter », en effet, est récurrent, et ce n’est pas seulement parce qu’Olivier Noria est musicien de profession. Par l’écoute, Olivier Noria désigne tout sens, pourvu qu’il s’exerce sans intention de dominer son objet comme peut le faire, souvent, le regard. À la fin de la suite qu’il a consacrée au « mot joie », Philippe Jaccottet s’exhortait : « Ecoute seulement : l’huis s’est ouvert »[1]. Olivier Noria se tient au même endroit, au seuil ménagé par l’écoute qui n’a pas pour visée de saisir mais d’accueillir ; respectant alors son objet et sa profondeur insaisissable, c’est à notre propre achèvement qu’elle participe :

Si ce n’est de silence

Quelle écoute nous parfait

Si ce n’est par transparence

Quel regard nous élève

La poésie d’Olivier Noria naît d’une attention qui non seulement est créatrice, mais constitue un principe de perfectionnement de soi. Simone Weil (la philosophe) écrivait que l’on détruit du mal en soi chaque fois que l’on fait véritablement attention[2]. Place en effet est faite à l’amour chez Olivier Noria à l’épanouissement duquel œuvre l’écriture qui n’est pas son propre objet, qui ne doit pas faire d’ombre à ce qui, dans le silence, se recueille :

Désormais,

je ne m’encombre plus d’un stylo

sinon pour éclaircir ce qui tient dans la paume

du silence

Poète, donc, celui qui tend l’oreille à ce qui advient et considère (Est-ce un paradoxe ?) la parole comme seconde. Pour exprimer ce dépouillement et cette humilité-là, la poésie d’Olivier Noria emporte décidément notre confiance :

Ecoute

Laisse-toi gagner

Prends le pouls de l’Ouvert

le pas de la clarté

Rien n’est encore à formuler

Judith Chavanne


[1] Philippe Jaccottet, Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983, p. 48

[2] « Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair. C’est pourquoi, toutes les fois qu’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi. » dans Simone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1966, p. 92

Discours d’Olivier Noria

Merci chère Judith Chavanne pour votre attention dédiée et cette relecture à la lumière de votre sensibilité, Mary-Ange Hurstel, Marie-Hélène et Antoine Labbé pour cette occasion de témoignage et de célébration, mon éditeur Yves Namur pour son accueil et sa patience au long cours, ainsi que chaque membre du jury pour vous être laissé porter, pour avoir accueilli en vous ce qui m’est oeuvre de vie.
Merci également à mes proches, soeurs et frères d’ici et d’ailleurs, qui à leur manière participent à « la » rencontre.

Et Dieu sait à quel point j’ai été rencontré, accueilli, à quel point la justesse de ces occurrences m’aura ému. Même si ces situations, ces êtres, ces présences ne sont pas directement liés au processus d’écriture, ils n’en ont pas moins touché une corde sensible en ravivant le fil continu d’une note de fond.

Je pense à la profondeur inouïe du chant de cet homme aveugle, ce mendiant rencontré avec une amie dans une gare en Inde. Je pense à la gravité sereine de sa voix, à notre écoute, transfigurée. À la sphère intemporelle, préservée, qui irradiait jusqu’à nous.
En réhabilitant le recueillement au comble du bruit, il me rappelle ce qu’est la justesse de ton.

Je reconnais ce paradis terrestre, celui qu’emprunte le chant, son chant, la bonté de son chant : il donne au poème une voix singulière, à la fois intime et insondable. Maillage d’une page blanche, d’une paume vierge au don d’écoute ; accord complice – silence fondateur. Tout n’est que congruence vers un essentiel — voix claire et limpide qui a pour tout à chercher, rien de ce qui se trouve.

« Chérir ce creux en la paume comme oisillon recueilli.
Le dialogue parfait est une promenade : deux mains unies dans l’obscurité
encore vierge d’un paysage senti. »

Je vais à la rencontre du poème comme je m’abandonne au chant. J’avance à neuf sous cette dictée-là. Assuré du sommeil qui suit, je me laisse guider. Du souffle qui me veille au verbe qui mûrit en son temps — j’écoute.

Mais je suis aussi freiné par mes propres scrupules, embarrassé par la proposition cloisonnante que sont les mots. Et je tâtonne, comme l’enfant hésitant au sommeil, pourtant gagné par l’obscurité complice tandis qu’une voix maternante l’escorte.

C’est au titre – qui s’est imposé de lui-même – que je dois l’unité du recueil, à l’émergence d’une prière ouverte à égrainer en chemin, un contenant à façonner au plus proche du coeur du corps — comme les paumes du potier tout à son axe.

Refluants vers la source, devançant ma pensée, mes paumes s’adressent spontanément : elles communient. Témoignant sans nommer, elles s’ouvrent sur un abîme de gratitude. Rappel à la fois implacable et bienveillant du vertige qui nous origine.

Il y a une langue propre au louange, une respiration ample et dédiée. À chaque pas je suis ramené au coeur de cet équilibre, à chaque intervalle le silence me donne à voir. A moins d’être intérieurement disponible, je ne peux être réceptif à ce qui m’est donné de surcroît : plus que d’aller vers une résolution, c’est l’oeuvre qui me découvre.

Je ne peux saisir ce qui est traversant, suspendre la ronde concentrique de cette libre circulation. Que je le veuille ou non, chaque poussée répond du même argile.

Chaque creusement est solidaire d’un tout.

« Défunts aimés – Intimes entre lieux », le fil de notre correspondance est maintenu.
J’oriente mon jardin intérieur dans la proximité de vos foyers,
je me confonds au soleil matériel de votre absence.
C’est à la faveur des éclaircies d’une langue connue de vous seuls,
à travers l’épanouissement d’un silence qui prolonge notre musique
que j’apprends à écrire,
que je me risque à laisser une trace aussi ouvrante que possible.

Il n’y a pas de point final.
On ne tourne pas les pages d’un livre façonné d’un seul tenant.

On ne se déprend pas d’un amour qui participe du même mystère.