Prix 2020

Le Prix du premier recueil de poèmes 2020 a été attribué à Evelyne Boix-Molès pour Se taire et se taire (éditions Al Manar). En raison des contraintes sanitaires, le Prix a été remis en direct sur Zoom le mardi 3 novembre 2020.

Vous retrouverez ci-dessous l’enregistrement vidéo ainsi que les textes de Suzanne de Bellescize et d’Evelyne Boix-Molès.

Discours de Suzanne de Bellescize, membre du jury du Prix du premier recueil

Bonsoir à tous,

Merci beaucoup, Antoine et MH, de m’avoir donné l’opportunité de présenter le recueil d’E. Boix-Molès, qui m’avait tant touchée au moment de la lecture.

Evelyne, vous me permettez de vous appeler Evelyne ? Comme souvent, après avoir lu votre recueil, j’ai le sentiment de vous connaître, et presque l’impression que j’ai droit à cette familiarité. C’est exactement ce genre d’attitude qui met les auteurs dans des situations très inconfortables lors des salons du livre, mais ici, nous sommes dans un cocon (virtuel), avec un petit cercle de gens bienveillants donc je me l’autorise.

Evelyne donc, avant de commencer, je voudrais apporter une précision : ce que je vais dire est issu de mes impressions de lecture mais avec un certain nombre d’emprunts à Michel Collot, Jean-Pierre Lemaire et Judith Chavanne, 3 des poètes du jury. Je ne mettrai pas des copyrights à chaque phrase mais sachez qu’ils seront un peu partout dans cette allocution.

Allons-y donc.

Le paradoxe de votre recueil, Evelyne, est présent dès le titre. Vous écrivez sur le silence.

Le poète, comme le lecteur, est appelé à « se taire ». Pour le lecteur, on peut comprendre, encore que ce ne soit pas évident, mais qu’est-ce que c’est que ce poète qui revendique de se taire ? Je vois d’ici l’air dubitatif de la classe de lycéens qui aurait à étudier votre recueil.

Alors, qu’est-ce que ça veut dire pour vous, de se taire en poésie ?

Bien sûr, il y a une certaine économie de moyens, des poèmes courts, des phrases brèves, des mots pesés au trébuchet, vous êtes l’inverse de l’auteur qui s’écoute écrire. On imagine que vous avez élagué, encore et encore, vos textes, pour arriver à l’épure.

La voix qui se taisait,

C’était encore trop.

écrivez-vous p.78

Et bien sûr, il y a, dans chaque poème, une place laissée aux silences. Pour ceux d’entre vous qui ont essayé de lire à voix haute les poèmes de ce recueil, vous vous êtes sans doute aperçus qu’on ne pouvait pas les « dérouler », comme une litanie ; l’écriture nous oblige à nous arrêter de temps en temps, à laisser entrer le silence.

Vous voyez dans ce poème, que je trouve magnifique, que ces points qui fragmentent, ce silence qui se glisse entre les vers, ils servent moins à taire qu’à souligner, à donner du poids aux mots. Ces silences, c’est comme le liseré de lumière qu’on voit parfois sous les nuages. C’est lui qui nous fait voir le nuage. Et la poète le sait bien, qui écrit :

p.62     ; à Jean Hatzfeld

Pierre à vif, verticale

Mordue par le soleil.

L’éclat, le nu de la vie,

Le calcaire chauffé à blanc.

Vent, lames de clarté.

Désert.

Et une grotte aménagée dans la roche.

Un oiseau sectionnant le bleu.

Ce vol.

Ton suicide.

Et l’yeuse saillant au sommet de l’or.

Et le silence

Où le cri sans décibel nous ente,

Où passent, larme après larme, les cistes du jour…

Et dans le silence, un vital

Tambour – je l’entends –

Pulse. P.56

A travers des vers souvent brefs, des phrases nominales, les ruptures et la juxtaposition des contraires (« La beauté, l’infâme »; Emerveillement, horreur »), une musicalité subtile, syncopée, se dégage de ces accords espacés par les silences, un « bruit de rivière à même les mots », pour citer un de vos plus jolis vers.

Je voudrais aller plus loin. « De la musique avant toute chose », certes, mais vos silences ne sont pas que musicaux.

En réalité, vous êtes moins une poète qui se tait qu’une poète qui écoute. Vous le dites d’ailleurs : « Le silence parle ».

Le vôtre, Evelyne, est un silence qui écoute le chant du monde.

Le silence parle.

L’ombre de l’hirondelle

sort de la pièce. Sur le seuil,

l’été se souvient d’une attente (…) p.49

C’est dans le silence, et dans le silence seulement, qu’on peut sentir l’infinie subtilité de l’ « ombre de l’hirondelle ».

Ce recueil est une école d’attention aux présences du dehors et du dedans, celles d’oiseaux « sectionnant le bleu », de pierres, de fleurs, de regards et de visages.

Vous êtes présente au monde autour de vous et vous nous le rendez présent. Les paysages, les éléments, les murmures de la nature, vous nous les donnez à voir, à sentir et à entendre. Vous écoutez le monde et nous, à notre tour, nous l’entendons.

Un déchirement se creuse :

Ce sont, au ciel, larges trouées

de clarté. Un oiseau crie. Le vent. (p.28)

Vous répondez, peut-être sans le savoir, à une injonction de Pierre Oster, que nous regrettons et que je suis heureuse d’avoir l’occasion de citer ce soir. Pierre écrivait dans « la terre » :

« Ouvre les mains, la terre dort. Interroge,

Invoque en dehors des mots le murmure de l’air. 

Les mots, 

Les mots que je tais s’achèveraient en combats 

monotones,

Si nous ne pénétrions le camp des saisons ; ne tentions,

De brin d’herbe en brin d’herbe, embruns de la 

rosée et des vagues,

De rompre une énigme heureuse (…) »

Vous savez, Evelyne, « interroger le murmure de l’air », « pénétrer le camp des saisons ». Vous entremêlez les sensations en pratiquant l’art de la synesthésie, et vous nous invitez, dehors, parmi les éléments, à vos côtés.

La brise passe dans le soleil.

On ne la voit pas.

La rose, les verts bougent un peu plus fort…

Laisse, ainsi, la douleur aller…

On ne l’entend pas.

La rivière, ses bonds brillent un peu plus fort.

Et la roselière s’incline ;

Le sentier ralentit entre rêve et poussière ;

Une caresse répond plus juste au regard de l’enfant.

Dans le ciel, la rose renverse l’encrier rouge.

Un corbeau crie.

Ton enfant se penche, se relève, va…

Quand j’ai répété ce discours, à chaque fois que je lisais un poème en entier, j’avais envie d’arrêter là. De vous laisser tous écouter le poème résonner, comme on entend les cloches après qu’elles ont fini de tinter. Car je trouve, Evelyne, que vos poèmes résonnent ; dans le silence, on continue de les entendre.

Alors, du coup, je vais vous en lire un autre, qui est un de mes préférés :

La neige viendra-t-elle lécher la lumière ?

Les flocons composeront-ils une lenteur

Dans l’éclair, la surprise du regard ?

Les perdrix se sont enfuies. Le ravin

A bu le sang. Maintenant le silence

Pose son linceul.

Ouate de l’air. Buissons.

Sève noire, heure blanche…

Comme ils sont vivants, les morts ! (p.26)

J’aime beaucoup ce dernier vers, qui vient secouer la torpeur de la neige. « Comme ils sont vivants, les morts ! ». C’est un très bon exemple de votre rapport à la mélancolie. Un peu plus loin dans le recueil, vous dites :

Donne moi le la

Que je puisse chanter juste,

Au dessus de l’abîme ;

Que sans plainte je pleure

Ces oiseaux cloués à même le jour (p.41)

« que sans plainte, je pleure »… La douleur, la peine, la solitude, elles sont là, un peu partout dans le recueil. Mais elles sont pudiques, retenues, et sans complaisance.

L’heure se courbe.

Le jour s’éteint.

La fatigue, ici, desserre un peu ses griffes.

L’hébétude boit au rectangle du soir.

Vive aubépine. Cerisier mort.

Vent, dans un feu de corolles.

Inflexion.

Le silence m’étreint jusqu’aux larmes.(…)

Cet extrait parle de solitude, de tristesse, mais le « je » ne vient qu’à la toute fin. Vous laissez parler pour vous le soir, l’arbre, le vent. Et le désespoir reste malgré tout tenu à distance : si le cerisier est mort, l’aubépine reste vive, et le vent soulève un « feu de corolles ».

J’ai ressenti, pour ma part, et je ne pense pas être la seule, quelque chose d’étrangement consolateur dans votre recueil. En fait, presque dans chaque poème, se glisse une douceur qui atténue le chagrin :

Oui, la lampe me parle des lampes,

Et le soir s’en vient plus large,

Et la peine pèse moins. (p.15)

Cette consolation, vous la trouvez souvent dans la contemplation, dans l’observation patiente, de la lumière, des fougères, de la pluie, et – en quelques mots plantés dans la page – vous nous apaisez, vous nous consolez nous aussi:

Les mille et une lignes de la pluie,

Leur murmure encore, longuement à dire

Ce que nos mots

Peuvent taire.

Longuement à panser

Ce que nos mains

Ne savent guérir.

Je vais me permettre une intrusion dans l’actualité parce que, j’imagine que certains d’entre vous n’ont pas encore eu le temps de lire le recueil, ou l’ont seulement parcouru. Et je voudrais dire à ceux-là, comme aux autres d’ailleurs, que c’est un livre utile en cette période troublée que nous vivons.

Pour plusieurs raisons :

  • 1. On l’a dit, il est consolateur, et il nous aide à affuter nos capacités d’observation ; or le confinement est un temps propice à l’observation.
  • 2. Une autre raison, un peu plus anecdotique, est qu’il comporte un beau poème sur le travail manuel et le compagnonnage avec les objets ; là encore, pour certains d’entre nous, c’est d’actualité :

Les outils parlent une autre langue.

J’aime, dans nos bouches, leurs mots doux et durs.

J’aime leur silence

  • Ils domptent la plainte,

Ils polissent la joie-.

Des fruits au fumier,

De la fumure à la récolte ou à la perte,

J’aime leur geste.

Au passage,

Une main caresse le col de la bête,

Au passage,

Un regard saisit l’étincelle de l’oiseau.

L’acier, le bois, le corps ne pèsent pas. Pèse

La faille. Et les alphabets

Pulvérisés,

Comme nous les savons !

Au passage,

Un regard savoure – vol de l’oiseau – une danse… (p.40)

  • 3ème et dernière raison, comme vous le dites, Evelyne, p.25 :

Le rêve du silence / Relie

Ce recueil n’est pas seulement celui de l’introspection. Dans une sélection de premiers recueils de poésie, je peux vous dire, on a beaucoup de recueils extrêmement introspectifs, ce qui peut devenir un peu indigeste à la longue.

Or ici, ce monde qui se fait entendre entre les mots épars n’est pas seulement introspectif, pas seulement bucolique non plus ; l’histoire y surgit avec ses « amples chambres à gaz » ; surtout, je voudrais m’attarder sur une petite série de poèmes, très beaux, sur la relation, et en particulier sur la relation à l’étranger, à l’exilé.

Tu parles une autre langue.

Une étoile est ta signature.

Mille, mille et une étoiles.

Et nous bûmes ensemble,

l’écart

Où dansent, flux, les galaxies.

Et nous sûmes ensemble.

*

Le buisson, dans la nuit,

continue de brûler.

Ta signature : une croix,

Une étoile. (p.43)

Cette relation qui bouscule – car elle se construit sur un éloignement, une incompréhension, parfois une peur – Evelyne, vous la transformez, par la poésie, la poésie qui fait de la croix de l’analphabète l’étoile du voyant. Et ainsi vous faites jaillir la joie :

Sur les pierres gorgées

de feu

sais-tu

contre le silence

le heurt des graines

de genêt ?

dans ta langue,

dis,

existe-t-il un mot

pour libérer, pour faire

voler, chanter

la déhiscence ?

J’entends encore

Bondir la joie

Dans la poitrine de la solitude :

Sonorités claires et drues, jet

Des graines en averse

Sur les calcaires à blanc..,

Son, musique

D’un or

futur déjà respiré, déjà

partagé.

En cette période du retour de la terreur, de la tentation (toujours renouvelée) du repli sur soi, qu’est-ce que ça fait du bien d’entendre parler de la joie de la rencontre, de la vie partagée, et – pardonnez-moi le lieu commun, il est important – de la richesse de la différence !

 Et quel meilleur endroit que la poésie, pour faire sentir la beauté qui naît de la multiplicité des langues :

Vint l’heure où la pellicule qui recouvre la graine des dattes eut un nom : qatmir

Vint cette émotion.

J’y entends comme un écho de Mahmoud Darwich (extrait de son recueil Murale) :

Et je suis l’étranger

Avec tout ce qui m’a été donné de ma langue.

Et si je soumets ma tendresse par la lettre dâd,

Elle me soumet par le yâ, ma tendresse.

Les mots, s’ils sont lointains, possèdent une terre

Voisine d’une planète plus élevée.

Et les mots, s’ils sont proches, détiennent un exil.

Cette tension entre le proche et le lointain, le foyer et l’exil, vous la donnez à voir mais surtout vous parvenez à la dissoudre, souvent, par vos mots. Vos mots qui savent dépeindre ces minuscules rapprochements, ces instants de communion presque silencieux, que connaissent tous ceux qui ont rencontré des exilés :

Les lèvres apprennent.

La différence entre le geste et le mot.

La différence entre se taire et se taire.

Les lèvres sourient.

Je sais un merci

Exil de l’exil – où le visage éclaire.

En guise de conclusion, je voudrais vous lire un dernier poème, qui concentre plusieurs des points que j’ai abordés : la place du silence, la présence au monde, et le chant qui en naît, Evelyne, dans votre recueil.

La voix qui se taisait,

C’était encore trop.

Le réel étreignit ce silence,

Et l’étreinte entra

Dans des neiges plus compactes.

La veille, c’est certain,

A l’aube,

Un chant s’était déployé.

Merci beaucoup.

Discours d’Evelyne Boix-Molès

Autre chose, quelque chose

Merci et la mort s’étonne ;

Merci, la Mort n’insiste pas ;

Merci, c’est le jour qui s’en va ;

Merci simplement à un homme

S’il tient en échec le glas.

René Char, Les Matinaux.

Ce quintil de René Char fait partie des vers que je me suis maintes fois répétés, et aussi des vers que j’ai le plus souvent envoyés parce que, oui, la vie a des gestes qui peuvent nous amener, tous, chacun, à la gratitude. Aujourd’hui, c’est vers Marie-Hélène et Antoine Labbé et leur Fondation, c’est vers le jury du Prix du Premier recueil que vont mes remerciements. Et vers Alain Gorius qui, recevant par la poste Se taire et se taire, accepta d’éditer ces pages. Et vers vous toutes, vers vous tous qui êtes en train de m’écouter.

Mais s’il s’agit ici de présenter le cheminement poétique qui serait le mien, ces remerciements doivent être élargis à cercle plus ample, au cercle sans circonférence où entrent tel et tel professeur, et Ernest Flammarion par le truchement de mon premier dictionnaire illustré, et les hasards de la naissance, et la lutte, les farandoles, et les bouquets respirés aux branches innombrables des mains et des nuages…

Quand Marie-Hélène Labbé m’a téléphoné pour me faire part du prix, j’ai cru à une erreur – je n’avais, en effet, envoyé aucun poème, aucun recueil à quelque concours que ce soit  – ni erreur, ni plaisanterie, et me voici, ce soir  – par l’intermédiaire de l’écran puisque ce virus–, en train de vous remercier.

Il n’est pas aisé, pour moi, de vous présenter mon cheminement poétique. Parce que poésie, poème sont une respiration : ils ne se dissocient aucunement de ma vie, ils sont comme ces étrangères, ces intimes, mains qui en ce moment, sur le clavier, écrivent, vous écrivent.

Mais puisque j’ai commencé par la fin, par votre prix, par votre reconnaissance qui appelle la mienne, et puisque je me sens peu capable de mettre brièvement en mots un cheminement qui correspond à toute une vie, j’insisterai surtout sur quelques moments clés, morts et naissance. Je me pencherai ensuite non sur le recueil mais sur la dédicace parce qu’elle me semble suggérer transmissions, itinéraire. Et je finirai en vous disant un mot de l’ensemble de mes écrits, qui dort dans les tiroirs.

Les premiers vers, donc. Ils s’imposèrent à moi. 11, 12 ans. Ils surgirent d’un appel non proféré parce que l’enfant ou l’adolescente savait que la famille alentour, aimante, ne pourrait répondre. Ce premier texte fut un cri qui, sans en avoir conscience, trouva de quoi traverser en silence les mutismes, trouva, par les mots, une façon de continuer.

Surgissement d’autant plus étonnant que les livres ne circulaient guère dans l’entourage familial, encore moins le poème. Mais au Primaire, au Collège et au Lycée, il y avait le cahier de récitations, ce cahier particulier : une feuille transparente y séparait page quadrillée où s’inscrivait le poème, et page à dessin où la blancheur et le granulé du papier attendaient une improbable illustration. La plupart de ses poèmes m’ennuyaient – surtout ceux de la petite école et du collège – mais il y avait avec ces mots autre chose que des mots, autre chose que, bien plus tard, je sus à l’origine d’incalculables volumes. Dans le lieu mystérieux où, pour moi, s’élabore le poème, ces cahiers jouèrent leur rôle. Et un soir d’automne ou d’hiver, alors que la famille se taisait et que les flammes, dans la cheminée, parlaient, ce furent, pour moi, l’expérience du manque, du désarroi, la vie, les vers qui, d’un même mouvement, cheminèrent au travers des secondes.

Je ne savais pas, ce soir-là, que quelque chose venait de sourdre, qui ne finirait, je puis le dire aujourd’hui, qu’avec ma mort.

Une autre naissance eut lieu en Espagne où, après des études universitaires, je me rendis en tant que lectrice.

Exactement trois mois après être arrivée aux Îles Canaries, et alors que, dans la famille, mes parents et moi n’avions jamais parlé que le français, et mes grands-parents maternels, une langue à nous, mélange de français, de catalan et d’occitan, eh bien, soudain, je me trouvai, je me vécus en train d’écrire… en espagnol ! Si vous m’aviez dit, un quart d’heure plus tôt, que cela allait m’advenir, j’en aurais ri, incrédule. Et pourtant. Quelle expérience ! Quel tremblement de corps, tremblement que, très longtemps après, j’ai essayé de faire glisser dans les mots français ! En janvier 75, donc, à 23 ans, dans cette île du Hierro dont je ne connaissais pas même le nom quelques mois auparavant, le flot qui jaillit de moi, car ce fut un flot, se fit dans cette langue des ascendants, cette langue du sang, peut-être. Pendant cinq ans, j’écrivis en espagnol, je fis mes gammes dans cette langue qui est une musique et qui, souvent, me fit croire, à tort, à raison, que ce que j’écrivais était du poème.

Deux ans après mon retour en France, l’espagnol ne me lâchait pas. J’étais loin de connaître tout ce que Claude Esteban, par exemple, avait écrit sur le bilinguisme, notamment dans « Le Partage des mots : tout cela viendrait beaucoup plus tard. Plus tard, plus tard… En attendant, mon premier recueil constitué, le voici entre mes mains, écrit en espagnol. Je me souviens de ce sentiment d’abysse, d’isolement : si en français partager le poème était, dans mes circonstances, impossible, à qui tendre ce recueil en Espagnol ?

Et le retour au français, nouvelle mort, nouvelle naissance, se fit lentement, douloureusement.

Mes années de lectorat en Espagne furent suivies en France d’une année, deux, en tant qu’ouvrière agricole et de décennies en tant que professeur d’espagnol. Les poèmes continuaient à m’advenir et, par ailleurs, je me mis à lire et à lire : mais est-ce encore lire que de ne jamais relire, que d’avancer comme au galop dans la lecture des nuits et des livres à tout va ?

En tout cas, les dés, les années avaient roulé : et c’est désormais en français que, presque exclusivement, les poèmes vinrent au jour.

Adressés à des revues, mes vers recevaient un accord favorable. Les éditions, par contre, restaient closes, après que, vers mes 35 ans, à l’envoi d’un premier recueil en français, René Rougerie avait accompagné son refus d’un courrier fort encourageant. Les revues, donc ; revues papiers, revues en ligne.

Citons, sans en faire une liste exhaustive, « La Porte » chez qui j’ai trouvé dialogue, soutien. Citons, tout récemment, en ligne, le patient travail hebdomadaire que Michel Fiévet, à partir de nos poèmes, fait avec ses élèves. Citons aussi, puisque votre Fondation est sise en Belgique, « Le Journal des poètes » et encore, en France de nouveau, la revue « Phoenix » parce que, par le jeu de ses publications, je rencontrai les poèmes de Lionel Jung-Allegret et que, acquérant, par la suite, chacun des recueils de ce poète, j’en vins à découvrir plus amplement le travail des éditions Al Manar, et à me retrouver, ce soir, parmi vous.

De sorte qu’aujourd’hui, ce premier recueil mien publié par Alain Gorius et primé par vous, est un recueil aux cheveux blancs. On peut en sourire, et les sourires comme les larmes n’ont pas de sous-titrage. Pour moi, merci cogne au jour qui s’en va et qui, pour d’autres, est une aube. « Agir ensemble pour une société meilleure » est la devise de votre Fondation. C’est pourquoi je voudrais, pour finir et ne pas finir, me pencher sur la longue dédicace de Se taire et se taire :

Car y sont présents mes grands-parents, eux qui passèrent la frontière espagnole et changèrent de langue afin de ne pas vivre sous une dictature. L’école, comme nous disions alors, mes grands-parents ne la connurent pas, et guère davantage ma mère ou mon père né en France, lui, et qui, à l’âge de 13 ans, dû laisser le cahier pour le cheval et la charrue. Chacune, chacun d’entre eux respectait non le Livre mais les livres. Quant aux camps d’internement du Barcarès, où la famille maternelle fut « accueillie », qui, dans le foyer ou lors de mes études, en parla jamais ?

Dans cette dédicace, également, Monsieur Salvet, Monsieur Garcia : ils furent mes professeurs de français et d’espagnol, au Collège. Il ne me paraît pas superflu de le rappeler moins de vingt jours après l’assassinat, tout près d’ici, de mon collègue.

Et le grand Luís Cernuda, lui, l’exil aidant, appartint à cette terriblement nommée Génération des poètes sans lecteurs : parmi la multitude de recueils que je lus lors de mes années de lectorat, son œuvre, La Realidad y el deseo, « La Réalité et le désir » brilla de cette lumière particulière qu’engendre la lucidité, et m’aida à faire le choix de la vie, à une époque tardive où le choix… se posait encore.

Laurent, qui apparaît aussi dans cette dédicace, élève hier, collègue aujourd’hui, est pour moi un des beaux cadeaux de la vie parce qu’il n’a pas disparu de mes heures et que c’est moi, maintenant, qui pourrais être son élève.

La boucle n’est pas bouclée puisque, je le disais au début, le cercle est sans circonférence, de sorte qu’un petit mot infini – ce monosyllabe qui habite mes poèmes –, apparaît en fin de dédicace :

toi.

Beaucoup, j’espère, y compris Prévert, vous reconnaîtrez dans ce tutoiement. Et toi aussi, Katia, qui traduisis Se taire et se taire en portugais brésilien, avant, bien avant que le recueil ne fût publié, bien avant qu’il ne nous réunisse ici aujourd’hui.

Quant à la globalité de ce que, en fonction des vents, j’appelle mes écrivaillures ou mes écrivaillances, elles’intitule Un como diario, « Comme un journal ». Les textes sortent de moi, telle une source ou bien me traversent tel un éclair le fulguré – je ne sais pas. Mis bout à bout, ces vers forment une sorte de journal, avec un recueil, deux, selon les années, selon les cru[e]s. Mais j’en ai gommé, transformé tout ce qui, de trop près, transcrirait directement le biographique – pudeur du poème. De sorte que me paraissent bien indiscrètes, ces lignes qui, pour vous, à l’instant, cherchent à retracer ce cheminement poétique indissociable de ma vie. Et je n’aurai guère le loisir de les remanier, ces lignes Tout au contraire, ruisseaux ou éclairs, mes poèmes jamais publiés,j’ai eu la possibilité de les relire, d’en jeter certains, d’en garder d’autres, de les travailler, de les remettre cent fois sur le métier. « Tant la lumière peut diminuer sans cesser d’être vive » écrivait Yves Bonnefoy, qui en son temps m’a encouragée, et que je veux ici saluer. Oui, les vers admettent la précision et le paradoxe, la contradiction, ombre, lumière, ligne nette et frontière brouillée. C’est pourquoi, peut-être, le poème s’est révélé être un indéfectible allié qui me pardonnera, j’espère, que ces pages vers vous contiennent si peu de ce qui constitue souvent non leur thème mais leur matériau : la nature, ses chemins, parchemins inlassables mille et une fois arpentés. La nature qui n’avait guère bonne presse lors de mes jeunes ans et qui aujourd’hui, de toutes parts, fait signe.

Je n’ai parlé, dans ces lignes, ni des ateliers de poésie faits dans les lycées où je travaillai, ni des traductions, ni de cet épisode d’un trimestre où, ayant été nommée non loin de Paris, je suivis avec exultation  – le français distingue l’exultation de l’exaltation –, les cours de littérature comparée du poète Jean-Yves Masson. Le thème abordé cette année-là, « Les poètes en temps de détresse », reste plus que jamais d’actualité et, en outre, il condense en six mots la majeure partie de ce que fut mon itinéraire.

En renouvelant ici mes remerciements à chacune et chacun, je souhaite vive vie à la Fondation : que ses engagements continuent à semer le poème c’est à dire, envers et contre tout, à œuvrer pour le partage de la lumière, souhait qui, certes, peut se lire au figuré, mais aussi, en ce XXI siècle, au pied de la lettre.     « Merci

et la Mort s’étonne ;

Merci, la Mort n’insiste pas ;

[…]

Merci simplement à un homme

S’il tient en échec le glas. »