Prix 2025

Le Prix du premier recueil de poèmes a été attribuée à la poétesse québécoise Émilie Devoe pour L’étoile taillée (Editions du Noroît).

Il lui fut remis en direct sur Internet le jeudi 20 novembre 2025.

Les autres recueils sélectionnés étaient :

  • René de cendres blanches, Louise Amada D., éd. La peuplade (Canada)
  • Un gramme de silence, Philippe Brame, éd. les parallèles croisés (France)
  • La nuit est encore debout, c’est pour ça que je ne dors pas, Lisa Debauche, éd. Maelstrom (Belgique)
  • Notre Dame de tous les peut-être, Dominique Fortier, éd. du passage (Québec)
  • La lente obsession des choses, Sabine Zuberek, éd. sans escale (France)
  • Marelle, Julia Peker, éd. l’atelier contemporain (France)
  • Fugue, Marc Vernalis, éd. Cheyne (France)
  • Lisières de l’invisible, Alain Vuillot, éd. Unicité (France)

Discours de présentation (Hortense Raynal)

Discours de Remise de Prix – L’Étoile taillée – 20 novembre 2025 

Ce titre, déjà, est une énigme : comment tailler une étoile ? Cette impossible opération cosmologique annonce d’emblée la tonalité du recueil, où l’autrice s’empare de l’imaginaire astral pour approcher l’enfance douloureuse. L’éclat y côtoie la blessure, et le motif lumineux devient moyen d’explorer ce qui échappe au langage. 

Ce livre appartient à ces œuvres qui possèdent une vie intérieure, une sève discrète, une pulsation presque secrète qui innerve chaque page et fait circuler une émotion continue. 

Certaines figures de style tressent un lien subtil entre le concret et l’abstrait comme : compter ce qu’il reste de cran (p. 11), 

un long foulard de soirs (p. 14), 

tu soulèves l’aube (p. 40). 

Ou encore ce zeugma, « entre ma gorge et ton lit » (p. 75), qui relie le corps et l’espace, le sentiment et la situation. 

Les grands thèmes, de la mort à la joie, y apparaissent comme deux forces mêlées, aussi opposées soit-elles, composant un même mouvement intérieur : celui de la lutte pour vivre. 

Le recueil déploie de belles créations syntaxiques comme celle qui utilise un nom en lieu et place d’adverbe de manière : 

je te bercerai bouclier, 

je te bercerai barrage (p. 23). 

Le nom y devient geste, modalité, manière d’être — la syntaxe se déplace sous la pression du sentiment. C’est selon moi l’une des définitions de la poésie. 

Survient plus loin cet échange d’apparence simple : 

— Comment tu te sens ce matin ? 

— Pluvieuse. (p. 24) 

mais qui suffit à instaurer une météorologie intérieure, où les états du climat deviennent ceux du cœur, qui s’inscrit dans une longue histoire des correspondances entre monde sensible et intériorité appartenant au Romantisme. 

En ce sens le paysage accompagne également le livre — comme le lichen (p. 25) — comme autant de lieux où viennent se déposer la mémoire, la respiration, l’épreuve, cette fois en se détachant un peu de la tradition romantique en décalant l’usage de l’environnement dans l’image poétique. P.12, le paysage est utilisé de manière plus concrète

ils sautent du pont torse nu 

et crient dans l’eau glacée 

elles vont cheveux dénoués 

et rient dans le vent chaud 

les garçons et les filles 

que tu connais 

alors que toi 

tu te couvrirais de sable 

te glisserais sous la mer 

si tu le pouvais 

La douleur, quant à elle, s’énonce sans emphase : 

tu tombes au fond de toi (p. 13) ; 

[je] te garderais hors d’atteinte de toi (p. 27). 

On glisse imperceptiblement de l’enfant à la mère dans un mouvement d’interdépendance que le texte assume pleinement. D’autres voix apparaissent, page 52, dans une polyphonie discrète, presque chuchotée, apportant une vibration supplémentaire. 

Le médical affleure d’abord p. 25, 

deux-trois troubles 

des phobies 

des tics et des tocs 

on pense que 

ainsi dressent-ils à l’estime 

la cartographie furieuse et ondoyante 

de ta douleur 

puis prend de plus en plus de place (p. 30), jusqu’à cette question, grave et lucide : 

N’y a-t-il pas un robot dans la salle capable d’opérer l’angoisse ? 

De prescrire de vivre ? 

Interrogation qui résonne avec les inquiétudes autour du soin médical, de sa potentielle déshumanisation — comme si la poésie, en dernier recours, s’érigeait contre la froideur possible de l’environnement des blouses blanches. 

Le recueil est parcouru de nombreuses interrogations, inévitables lorsqu’on écrit un recueil sur la base d’une expérience douloureuse et donc fondamentalement née d’une incompréhension. Mais l’autrice ne se repose jamais sur l’ouverture facile qu’une question

pourrait offrir. Celles qui composent le recueil déplacent, décentrent, forcent à regarder autrement. 

La lutte quotidienne traverse les vers comme ceux du poème TA VALISE, où la narratrice demande : 

comment glisser mes bras dans la doublure ? 

Geste presque banal, mais qui devient métaphore de la difficulté d’habiter son propre corps ou d’habiter le monde. 

Je vais parler aussi de l’économie rythmique du livre. L’absence de majuscules — sauf pour les titres — installe une continuité douce, un flux régulier, une voix sans brusquerie alors même que l’on traite d’un thème lourd. Trois parties, chacune ouverte par un exergue de poétesses contemporaines comme Élise Turcotte ou Virginie Deschamplain, ou encore de la chanteuse Lhasa de Sela. Ce qui nous permet de les découvrir si on ne les connaît pas déjà. 

On alterne entre des poèmes dont les strophes comptent le plus souvent deux ou trois vers, parfois quatre ; des listes à la manière de Sei Shonagon — « ce qui t’effraie », « ce qui t’apaise » — et des passages en italiques, qui rapportent des dialogues. 

Ces paroles interviennent comme des percées dans le tissu des vers. Elles nous touchent avec d’autant plus de force qu’elles surgissent à des moments opportuns, une fois que nous sommes installées dans un rythme de lecture. Page 94, l’une d’elles opère ce que Roland Barthes appellerait un punctum, un point qui atteint directement : 

J’étais une p’tite feuille morte, m’man. C’est fou, 

tu réalises-tu ? Je r’viens à la vie. 

Il s’agit du dernier mot du recueil : « vie ». 

Il ne s’agit pourtant pas d’un trajet linéaire — de la maladie vers une guérison éclatante. Ce qui s’élabore ici est d’un ordre beaucoup plus subtil : une transformation intérieure décisive. Une métamorphose qui agit au cœur des êtres, en soi et dans l’autre. 

Bien plus qu’un témoignage intime — seuil où peut-être certaines critiques s’arrêteraient trop vite — ce livre est un hommage. Et même, pour reprendre un mot que notre langage est capable de réinventer, un femmage. La langue est faite pour ça, bouger avec la vie, et c’est l’une des définitions de la poésie. Un femmage à un enfant, à une fille, à une combattante du quotidien et de l’existence. 

Je suis ravie, avec les autres membres du Jury, de lui remettre ce prix. Ce recueil nous rappelle que la lutte et l’amour se tiennent ensemble, toujours.

Ce recueil nous rappelle que la lutte et l’amour sont l’affaires des poétesses et des poètes. 

Hortense Raynal 

www.hortenseraynal.com

Discours de remerciement (Emilie Devoe)

Bonjour à toutes et à tous,  

Chers Marie-Hélène et Antoine, chers membres du Jury, chers amis de la Fondation  pour la poésie, et autres complices qui vous joignez à nous aujourd’hui, 

Je dois admettre que c’est avec une immense surprise, et un sentiment de gratitude tout aussi immense, que j’ai accueilli la nouvelle de ce prix du Premier recueil de  poèmes. 

C’est pour moi, et pour ma fille Rose, grâce à qui j’ai pu partager ce récit poétique,  une reconnaissance puissante. Cet écho outre-mer, d’une trajectoire aussi intime,  nous émeut profondément et donne beaucoup de sens à notre démarche.  

Puisqu’on se connaît peu, permettez-moi de me présenter brièvement.  

Je suis née sur la Côte-Nord, une région maritime de l’Est du Québec. Jeune adulte, après mes études en histoire, j’ai choisi de revenir m’ancrer dans l’Est. En Gaspésie,  cette fois. Le nom de ma ville d’adoption, Gaspé, vient de Gespeg, qui signifie « bout  du monde » en langue mig’maq. Nous vivons, effectivement, tout au bout de la  péninsule gaspésienne, une pointe de terre plongeant – tête première – dans le golfe  du Saint-Laurent. Un finistère.  

Pour les descendants des peuples d’Europe, Gaspé est aussi désigné comme le  « Berceau du Canada ». Puisque plusieurs d’entre vous nous écoutez de la France, je  me permets ce clin d’œil. Car oui, c’est ici, à Gaspé, que l’explorateur Jacques Cartier  a planté sa croix, en 1534, prenant ainsi possession du territoire au nom du roi de  France. Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis, évidemment.  

Pour moi, la Gaspésie fût une terre d’ancrage. Le lieu de tous les commencements, qui m’inspire et m’habite depuis près de 20 ans.  

Aujourd’hui historienne, autrice et médiatrice culturelle, je m’efforce de remonter le  fil des récits communs et des paysages qui nous habitent. De comprendre comment  ceux-ci nous éclairent, individuellement et collectivement.

J’ai débuté mon parcours d’autrice en littérature jeunesse. Vous imaginez donc que  L’étoile taillée m’a menée à sortir – j’oserais dire vertigineusement! – de mes sentiers  battus. Moi, Émilie? Écrire de la poésie?  

Ce recueil est né, non pas d’un concept ou d’une idée, mais d’une urgence. Celle  d’extraire de soi. De nommer. L’urgence, tout simplement, de continuer à respirer.  

L’étoile taillée remonte le cours tumultueux d’une résilience. Ma fille aînée vit avec un trouble sur le spectre de l’autisme; un autisme de haut niveau, aussi parfois désigné  comme syndrome d’Asperger. Une condition qui, chez les femmes, du moins au  Québec, est longue à diagnostiquer et souvent confondue avec divers troubles de  santé mentale. Son entrée à l’école secondaire en 2020, en pleine pandémie, a ravivé  son anxiété au point d’entraîner des humeurs dépressives et des idées suicidaires. 

Déjà maman, je suis devenue de facto proche aidante à temps plein; j’ai  accompagné, jour et nuit, mon enfant souffrante et suicidaire, pendant 3 ans. 

Je n’ai aucune formation académique en lettres ou création littéraire. Mais je crois  profondément au pouvoir de la littérature comme moyen de guérison, et de résistance. Je crois que les mots permettent de retrouver une certaine forme de prise  sur le réel, et de transformer la douleur en sens.  

Submergée par l’angoisse, j’ai trouvé dans la poésie un point d’appui, d’où il m’a été  possible de reprendre mon souffle. Au fil des mois, j’y ai nommé la peur, la douleur,  la colère et le sentiment d’impuissance qui nous inondent face la maladie. J’y ai  apprivoisé l’infinie tristesse de voir son enfant souhaiter mourir. Puis, lentement,  l’espoir d’une renaissance. Et, entre ces deux rives, tant de questions qui ne se  posent pas… 

Où puise-t-on la force de rester debout aux côtés de son enfant malade? 

Comment ne pas ployer sous la culpabilité face aux problèmes de santé mentale  d’un proche?  

Comment habiter sa propre souffrance tout en continuant d’assumer son rôle de  pilier?  

Peut-on, vraiment, convaincre de vivre

Je n’ai trouvé aucune réponse à ces questions. Mais j’ai écrit. En marchant, pieds nus  dans la mousse et le goémon, à l’encre des falaises et des ciels variables. J’ai écrit  comme on dépose des pierres en chemin. Appelant une forme intelligible, un sens,  une consolation, une constellation, quelque part.

La nature est partout présente dans L’étoile taillée. Bien que traçant un parcours très  intime, les mots y courent le long des caps et des grèves. C’est que mes paysages  intérieurs respirent mieux la fenêtre ouverte. Et qu’au cours de cette traversée, j’ai  cherché, et trouvé, dans ma forêt et mon rivage gaspésiens, des chemins  d’apaisement. 

Cet entêtement à demeurer disponible, perméable, cet effort constant de présence au monde, m’ont permis de rester debout, agrippée au réel. Et m’ont aidée à trouver  les mots pour dire. 

L’étoile taillée est un récit poétique. La forme y est libre : des vers, des citations de  ma fille et du personnel médical, des listes, une berceuse… L’ensemble reflète la  trajectoire éclatée d’une lente rémission. Ma fille m’y est apparue comme une  planète vagabonde, ces astres solitaires, errants, ayant perdu leur étoile. 

Fort heureusement, elle l’a retrouvée. Ou plutôt, devrais-je dire, elle s’est taillée elle même, à la sueur de sa paume, une toute nouvelle étoile, amorçant ainsi un lumineux  retour en orbite. 

Je me permets de vous en lire quelques extraits, si vous le voulez bien. (Extraits.) 

Mon objectif, en proposant ce projet à un éditeur, était de témoigner du combat de  mon enfant : celui d’être prise au sérieux dans sa détresse – et accueillie dans sa  neurodivergence – par un système de santé à bout de nerfs, de listes d’attentes et  d’heures supplémentaires. Une promesse d’honorer son courage. Et de joindre ma  voix à celles d’autres battants, pour que quelque part, un jour, un adolescent, un  parent ou un proche-aidant se sente compris.  

Un hommage. Ou plutôt, un femmage, comme l’a si magnifiquement formulé  Hortense. 

Mon espoir était que L’étoile taillée puisse contribuer à adoucir le regard social posé  sur nos enfants qui ne saignent pas, mais portent néanmoins une souffrance aussi profonde qu’invisible. Qu’il puisse aussi contribuer à tisser du lien, et apporter une  forme de consolation, possiblement la plus grande – celle de ne pas être seul.  

Mon projet a été accueilli par les Éditions du Noroît, une maison de référence en poésie, fondée en 1971. J’en suis honorée. Aujourd’hui dirigée par deux jeunes  femmes brillantes et investies, Le Noroît cherche à faire rayonner au Québec et à 

l’international la présence et l’importance des poètes dans la sphère publique.  L’équipe est d’ailleurs guidée par un thème : « Il est urgent pour le monde d’entendre  les poètes. » Cette citation de Paul Bélanger, directeur littéraire des Éditions du Noroît  de 1991 à 2021, souligne l’importance de la poésie, particulièrement en temps de  crise et d’incertitude. Ce thème résonne très fort chez moi.  

Je suis intimement persuadée que la parole poétique permet de mieux habiter le  doute, de mieux franchir l’obscurité. Je crois à une poésie vivante, accessible. Une  poésie en marche, dans le monde et pour le monde. Une parole de cœur, parfois levée en poing, née de l’intime et tendue vers l’Autre. Une parole combustible,  capable de nourrir le feu du mieux vivre ensemble. 

J’ai été, en cela, influencée par l’œuvre de grandes autrices du Québec, dont  Véronique Côté, Anaïs Barbeau-Lavalette, Élise Turcotte, Marie-Andrée Gill, Noémie  Pomerleau-Cloutier, Marie-Hélène Voyer, et tant d’autres. Véronique Côté, dans son  essai intitulé La vie habitable, présente la poésie comme un moteur de résistance  nécessaire dans un monde brutal, asséché, désolidarisé. La poésie en tant que  posture réfléchie, choisie, face à la tristesse, à la laideur, à la solitude.  

J’aime à croire que nos paroles, en dégageant des repères communs, des trajectoires  croisées, peuvent nous pousser les uns vers les autres. Semer des solidarités  profondes et fertiles. 

À chaque lecture publique, chaque rencontre avec des lecteurs, je m’émerveille de  constater les échos sensibles, les communions improbables et fulgurantes qu’un  poème peut provoquer. 

Je vous remercie, à nouveau, pour cette reconnaissance qui me chavire. Je la reçois  comme un élan, une invitation à continuer d’explorer cet espace de réflexion,  d’empathie, de confiance et d’inclusion qu’ouvre la poésie.  

Bonne soirée à toutes et à tous.