
Le Prix du premier recueil de poèmes 2021 a été attribué à Gabrielle Roberge pour Le mouvement des couleuvres (éd. du Passage – Québec).
Née à Québec en 1987, Gabrielle Roberge a fait des études de création littéraire et est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’art. Elle s’intéresse à la philosophie, à la pleine conscience et à l’épanouissement des enfants. Elle vit à la montagne, dans les Laurentides. Gabrielle Roberge a publié des poèmes dans L’atelier des Forges 2016, et signe ici son premier recueil.
Discours de Mary-Ange Hurstel, membre du jury du Prix
Bonsoir à tous
Merci à la Fondation, en particulier à Marie-Hélène Labbé de m’avoir proposé de présenter le bel ouvrage de Gabrielle Roberge… merci à Judith Chavanne d’avoir été à l’initiative de cette proposition
Et bien sûr aux autres membres du jury de l’avoir acceptée.
J’ai reçu l’appel de Marie-Hélène alors que je me promenais en forêt.
Certes, je n’étais pas dans les forêts des Laurentides, que vous connaissez bien Gabrielle, mais j’y ai vu une coïncidence encourageante.
La nature tient une place essentielle dans votre recueil Gabrielle. Vous vivez à quelques heures de Montréal dans les Laurentides, avec votre mari et vos trois jeunes enfants et c’est dans de ce décor de montagnes et de forets que vous écrivez.
Vous me disiez lors de notre échange téléphonique l’importance pour vous de vivre loin d’une ville et en plein nature.
Depuis cet appel votre ouvrage m’accompagne, à Paris, à la campagne, dans le train, dans le métro, au chevet de mon lit…bref, j’ai un nouveau un compagnon !
C’est une Joie Gabrielle de parler de votre livre ce soir à tous ceux qui nous entourent dans l’hôtel d’Avejan qui abrite depuis 1983 le Centre National du livre dont une des missions est de soutenir la création littéraire francophone. Quel bon choix de lieu Antoine et Marie-Helène !
Je vois parmi nous des visages connus, d’autres moins, mais je ressens une curiosité partagée par tous, de découvrir votre œuvre.
Je voudrais préciser que ce que je vais en dire ce soir, est le reflet de mes impressions de lecture, enrichi par les notes de Judith Chavanne et Pierre-Alain Tache, poètes et membre du jury. Je les en remercie.
Votre ouvrage : « Le mouvement des couleuvres » est paru aux « Editions du Passage » à Montréal dans une reliure, simple, blanc cassée avec quelques points de fils rouges sur le côté gauche de la couverture.
Fils rouge non arrêté comme du cousu main…
Rien d’ostentatoire, à l’image de ce qu’elle recouvre… des textes courts, des poèmes aiguisés, placés en haut de page et suivi d’espace blanc. Une invitation à une lecture qui laisse de la place à l’émerveillement.
Votre titre Gabrielle « le mouvement des couleuvres » a surpris les membres du jury.
Il place le lecteur dans un léger inconfort, certains aiment ce mouvement, d’autres plus nombreux en ont peur, peut-être à cause de la présence des couleuvres que l’on imagine se déplacer dans l’herbe…mais est-ce vraiment une couleuvre ? une vipère ? …votre ouvrage nous le dévoilera peut-être ?
Sous le titre en petit caractère, le simple mot de « poésie »
Non pas poèmes, mais poésie car l’ensemble des textes, reliés les uns aux autres
par le mouvement de votre conscience et de votre sensibilité, font poésie.
P 100
« 7h30
le soleil s’assoit
entre les deux troncs
d’un même arbre.
chaque chose devrait porter un nom
et se ranger d’elle-même. »
Dès la première lecture de votre recueil, j’ai été séduite par votre écriture, par l’originalité de votre regard sur le monde qui devient votre monde, puis le nôtre, en entrant dans ces pages, et ceci à partir du quotidien de votre existence.
Votre regard s’arrête sur les choses avec soin et attention.
J’aimerais pour ceux qui n’ont pas lu le recueil faire ressortir cette présence qui invite si délicatement à la lecture.
Vous écrivez souvent à la première personne toujours avec simplicité, un « je » qui n’est pas gonflé d’un moi, qui n’a rien d’introspectif. Votre écriture reste toujours économe est sans aucune emphase…. et par les temps qui courent c’est rare.
Voici un « je » qui nomme les choses ou mieux les invite par votre regard à se nommer.
« chaque chose devrait porter un nom
Et se ranger d’elle-même. »
P 46
« Dans la vieille armoire à tiroirs, j’opère ma médecine : je classe vis, clous, crochets, rondelles, ancrages : dénoue des fils (une mèche) :
Rassemble les pièces hétéroclites dans un pot de terre cuite. »
Dès l’ouverture du livre cet engagement pour une présence au monde se dessine.
P 9 « Je ne parle pas d’incantations, je parle d’os du coude, de langue, de pistes, de prises, de jardin en remplacement des voyages,
De cèdres et d’hydrangées en urgence, de bras, de sein et peut-être même, d’âme, de roches (banales pour la plupart), de joie (la mienne et celle de mes enfants),
De brasier, de chaleur, de mes propres ronds de fumée. »
Merleau-Ponty évoquant les peintres disait :
« c’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en poésie »
S’il avait connu vos poèmes, il l’aurait dit du poète… 😉
P 34
« je tente de m’étendre
me faire délicat récipient
d’invisible
en résultent
des cris de geais
nerveux. »
Cette présence au monde qui se dit, poésie en devenir, est une réponse à la citation que vous avez choisi du philosophe Pierre Bertrand P 79 de votre recueil.
« Il nous est difficile d’emprunter la voie de l’immanence, tellement est rassurante celle de la transcendance, déjà tracée. »
Vous risquez « le poème dans la proximité, dans l’immédiaté de l’immanent, pour en faire votre miel » comme le dit Pierre-Alain Tache.
ce pari difficile vous le prenez, avec humilité, sans jamais tomber dans la banalité.
C’est une des grandes réussites de votre recueil.
P 53
« Je suspends
Le poids de la clarté
Dans le magma de l’ordinaire. »
Cet ordinaire, votre quotidien est riche de plantes, de fleurs, d’animaux, d’objets et d’enfants.
Une certaine gaieté pointe souvent, sincérité et spontanéité l’habite toujours.
P 48
« Demeurer cette petite fille qui tourne autour de la fontaine, s’enivre…
P 98
« je me contente d’observer les nids de brindilles, amas de feuilles, cavités, galeries souterraines ; d’examiner les souches, amas de glands, de graines. Je soulève l’écorce légèrement décollée d’une épinette décapitée. Je casse du bout des doigts les branches mortes qui griffent mes enfants. Je rassemble des pierres plates, déterre des roches rondes ; l’heure est à construire une entremise. »
Dans ce passage que de petites merveilles de la nature vous donnez à notre regard !
P 32
« je suspends mes candeurs
Avec les branches d’origan.
Au contact de la fenêtre,
elles s’illuminent
puis ternissent ;
C’est le cours normal
des choses. »
Dans « ce cours normal des choses » vous n’abandonnez jamais car vous ressentez l’urgence, de façon très concrète de prendre soin de notre terre commune.
« L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité … » disait Simone Weil
Judith Chavanne y observe « Une tentative pour tisser avec les réalités de ce monde une relation de respect et d’échange »
P 69
« Nous pourrons toujours nous enthousiasmer d’une poignée de groseilles, nous enorgueillir de notre nouvelle clôture et,
De notre pouce, crever la chair d’un poivron mutant, mais à la fin, il faudra écrire nos méprises et arracher les plants affaissés, ne plus rien demander. »
Voici en quelques lignes une illustration de nos comportements dans la nature souvent bien maladroits et destructeurs.
avec une image très parlante
« crever la chair d’un poivron mutant »
un appel à être plus responsable de nos actes
P 85
« je multiplie la ronce
(rubus odoratus)
Pour le fuchsia des fleurs
Et la sinuosité du chemin :
Je travaille à cette mythologie
Qui ne brise rien. »
Cette générosité se perçoit par l’utilisation des images choisies, par leur interaction, un sens se dégage, sans présupposé qui ne cherche pas à signifier mais à faire sentir et ceci toujours avec une plume alerte qui semble écrire sans effort apparent.
P 108
« la bonté
je la vois, l’attrape
procède ainsi. »
P 81
‘Nous courons vers l’autobus,
Les nuages à nos pieds.
C’est là, l’art
De la montagne
La spaciosité de la joie. »
« les nuages à nos pieds » image pleine de vie, joyeuse et qui surprend !…
ICI, J’aurais envie de revenir au titre
La couleuvre se faufile rapide, mouvement inattendu, au raz de l’herbe, se cache et réapparait…
C’est un peu l’aventure de vos mots, la vie de vos phrases.
Comme l’exprime Charles Juliet, écrivain, poète dans son journal
« j’ai les mots quand j’ai la vie »
P22
Les oiseaux de 5 heures me déplient un chant à la fois,
touchent mes cotes de leurs pattes qui ne pèsent rien ; je cherche à rallonger les phrases, les doigts collés de lait. »
Et oui, c’est lors du sommeil de vos enfants « lorsque la maison est silencieuse » me disiez vous… » que vous pouvez prendre le temps d’écrire…
Et c’est avec justesse que vous évoquez, la maternité, votre intimité de vie de femme, faite de joie, nous l’avons vu,
mais aussi de colères et d’ incompréhensions.
Sur ces thématiques, Voici trois poèmes que je vais lire les uns après les autres par simple désir de partager la joie de l’écoute.
P 59
« On me crème, me lèche, me cimente ; on me façonne à petits coups de truelles. On ne veut pas la violence. On me veut déesse d’argile couronnée de foi et de fleurs, car je fais des enfants magnifiques. »
P 101
Je rince mes morts
à l’eau tiède
corps frêles d’escargots
que je fais sécher sur le rebord
de l’évier.
Nous connaissons tout de la colère
de l’être là. »
P38
Je monte au deuxième
Et m’entends dire je vais chasser.
L’eau de la douche
Peut-elle emporter l’humiliation,
Calciner mon panier tressé
De honte ?
…vous ne craignez pas d’aborder certains sujets comme par exemple dans la partie Sillon, la mort d’un jeune enfant.
Vous le faites sans voyeurisme ni complaisance de façade.
P 93
« Je n’avais jamais fait bruler de sauge
jusqu’au jour
où s’est fait happer
un garçon dont la beauté
ne parlait que de soin et d’amour
dont les yeux étaient des lacs de terre
bleue. »
Cette belle densité, sans pesanteur, je dirais délivrée … vous permet d’espérer de la vie présente, une force intérieure pour continuer la route.
P 45
« couchée dans ma plaie
Il ne reste qu’à allumer
Une lumière. »
Gabrielle à nos yeux parfois inattentifs, désabusés, voir aveuglés de présupposés,
vous donnez à voir un monde qui par vos poèmes se transforme, par l’attention que vous y portez, en un espace de vie et d’espérance.
Peut-être peut-on y percevoir le travail de l’Esprit, (vous parliez d’âme dans votre premier texte)
Ou l’immanence et la transcendance ne sont plus vues dans une dualité comme dans la citation de Pierre Bertrand mais dans une réconciliation, créatrice de vie.
Un petit clin d’œil ! Récemment j’ai lu dans un ouvrage d’Olivier Clément une petite anecdote c’est un jeune enfant qui parle à un peintre.
- Pourquoi peins-tu cet arbre, il est déjà là
- Réponse du peintre : pour que tu le vois !
Visiblement… Les enfants non pas besoin de médiateur pour voir ! …
Si vous le permettez pour finir, je vous emprunte ces derniers mots qui j’espère,
si ce n’était pas déjà le cas
vous convaincre tous de lire cet ouvrage !
P 86
« La patience que je découpe
Fait parler les formes vivantes
Il me plait alors
De devenir. Espérante. »
De notre part à tous, belle vie à ce recueil !
Merci Gabrielle !
Discours de Gabrielle Roberge
Monsieur le Président, Madame la Directrice, messieurs et mesdames les membres du jury, Monsieur le Directeur du Centre national du livre, je vous remercie de m’accueillir parmi vous. Naturellement, je ne pensais pas recevoir tant d’honneur à mon premier livre. Chère Mary-Ange, je vous remercie pour cette présentation dans laquelle, je sais, vous y avez mis votre cœur, et dont vous me faites grand cadeau.
*
Pour commencer, j’aimerais citer un philosophe québécois nommé Pierre Bertrand. Il écrit : « Pouvons-nous devenir plus contemplatifs de ce qui nous dépasse et auquel nous appartenons, plus respectueux de ce sacré concret, matériel, visible dans lequel nous baignons ? ». Lorsque j’ai lu cette phrase, j’y ai tout de suite reconnu ma démarche en poésie, à tout le moins ce que je cherchais à faire lors du processus d’écriture du Mouvement des couleuvres. Vous comprendrez qu’il n’y a rien de religieux ici ; cette démarche est d’abord œuvre d’attention et, selon moi, de cohabitation avec les mondes végétal et animal qui nous entourent. Le sacré « concret, matériel, visible » dont il est question se trouve alors partout, ou presque. Cette forme d’attention au monde replace l’humain au cœur de la nature avec humilité ; elle nous révèle à nous-mêmes. C’est cela ma poésie, je crois.
« L’attention est un miracle à la portée de tous à tous les instants », écrivait Simone Weil.
*
Madame Labbé me proposait de faire un retour sur mon cheminement et j’ai eu l’envie de vous entretenir au sujet de mon enfance avec toute la candeur et la sincérité dont je suis capable. Je me souviens d’un carnet rouge conçu de mes mains et sur lequel était écrit laconiquement « Poèmes ». Je devais avoir 10 ans. Avais-je déjà lu des poèmes avant d’en écrire au sortir de l’enfance ? Je n’en suis pas sûre. Un professeur m’avait-il transmis la passion pour l’écriture ou la lecture avec une étincelle dans les yeux ? Non, aucun.
En partant à la recherche de cette identité de poète aux fins de ce discours, j’ai réalisé à quel point la fratrie avec laquelle j’ai grandi est constitutive de celle-ci. Or, il est impossible, pour moi, de tirer quelques fils de l’enfance sans que toute la tapisserie se déroule au complet… Je dirai donc seulement que, comme tout enfant peut-être, je me tenais à la fois dans le monde concret et dans le monde onirique. J’étais créative, entière dans ce que je contemplais et fabriquais, mais je dois malheureusement avouer que les livres pour enfants me lassaient quelque peu. Je me souviens de cela… ne trouver aucun livre qui me convienne à la bibliothèque alors que ma mère nous y amène de temps à autre et que mes sœurs trouvent chaussure à leur pied.
D’ailleurs, il n’y avait pas tellement de littérature à la maison et j’ai brièvement pensé que s’il y en avait eu, j’aurais assumé un parcours littéraire dès le plus jeune âge. Or, je n’en suis plus si sûre.
Oui, certains enfants savent qu’ils seront écrivains, chanteurs, joueurs de hockey professionnels. Ceux-là savent que toute leur vie tient dans ceci ou cela. Ceux-là savent quoi demander à leur anniversaire, qui inviter. Le contraire de moi. J’ai eu une enfance heureuse, je ne voudrais pas laisser présager le contraire. Mais un peu flottante. Un peu lente. Il y avait tant d’amour et de liberté à saisir dans cette famille, pourquoi me presser à être ceci ou cela ?
J’ai choisi le tout et le rien et c’est une posture convenable pour l’écriture. Si je réfléchis bien, c’est le fait d’avoir été attentive à ce qui m’entoure qui me caractérise le plus et me fait écrire aujourd’hui.
Ainsi que l’on arrive ou non à nommer les débuts de notre écriture, que l’on baigne ou non dans la littérature depuis notre tendre enfance, je pense que tout est déjà là dans notre parcours pour écrire. Tout est toujours déjà là, caché, et c’est seulement après coup que l’on sait, que l’on peut apprécier les boucles que donnent à voir nos cheminements.
Les raisons de notre écriture sont plus souvent cachées et si j’écrivais dans le seul but de poursuivre une tradition ou d’ajouter une pierre à l’édifice, je n’écrirais pas ; pas de poésie du moins. La poésie est toujours en partie dévoilement et dépouillement, pour moi en tout cas. Je crois encore en la valeur de la pudeur et de l’intimité bien qu’elles évoquent des archaïsmes à notre époque. Cela dit, force est de constater que l’écriture est une longue et lente révélation à soi-même qui est en fait une longue et lente ouverture à l’inconnu ; dévoilement et dépouillement.
Les premiers livres qui se sont adressés à moi personnellement, si j’ose dire, sont ceux de Christian Bobin. J’étais adolescente et je comprenais soudain tout de cette écriture que je ne savais d’ailleurs pas très bien nommer… Poésie, récit, journal ? Peu importe. Je comprenais tout de ce regard et j’allais mettre en œuvre cette douce contemplation moi aussi.
J’ai commencé des études universitaires en création littéraire alors que j’avais 18 ans et c’est la découverte de la poésie québécoise qui sera ma porte d’entrée dans une plus vaste littérature. Je suis tombée en amour avec l’écriture poétique à ce moment et avec le recueil de la poète Geneviève Amyot, Je t’écrirai encore demain, qui demeure, à ce jour, la plus belle œuvre poétique québécoise que je connaisse. Il s’agit de lettres écrites à un être aimé décédé qui sont, en fait, une ode à la vie quotidienne et au vivant dans toute son incandescence. Il y est donc question de deuil évidemment, mais aussi de jardin et d’enfants et rapidement j’ai espéré les images puissantes de Amyot pour rendre compte de mon monde. C’est un recueil en prose et il est difficile d’en extraire un passage tant cette poésie vient d’un seul souffle, mais je m’en voudrais ne pas en lire quelques mots :
« Aujourd’hui premier mai, le fleuve s’étire comme une veine paisible, innommable, plus que jamais innommable. Je reste ici, à cette table, à connaître cette fleur de toute la certitude charnelle d’une main ferme à mon épaule, une grande main chaude à me donner raison. »
Pour toutes sortes de raisons que la jeunesse connaît bien (amour des détours, goût pour l’errance, etc.), j’ai choisi de ne pas approfondir ce champ d’études. De plus, puisque je savais que mon écriture et ma vie allaient être intrinsèquement liées, j’ai senti qu’il me fallait vivre un peu, avant d’écrire. J’ai donc entrepris des études en histoire de l’art comme l’on veut voir du paysage, pour se remplir, s’inspirer. Ces années se sont avérées plus longues que prévu et toute ma vingtaine a consisté à m’éloigner de la création tout en espérant un possible retour et en ne cessant de penser cet éloignement. Ce n’est pas bien dramatique que ces années de jeunesse et de vagabondage, quitte à se perdre un peu… Seulement, il m’aura fallu travailler fort pour retrouver ce fil de la création que j’imagine d’ailleurs comme un petit fil rouge à l’instar de celui qui orne la couverture du recueil. Il m’a fallu retrouver ce fil au beau milieu de 3 enfants, après bien des déménagements et des revirements, et ne plus le perdre.
À ce jour, écrire m’exige d’être attentive, puis de forer. Oui, il y a bien quelque chose à creuser, des thèmes ou alors le langage lui-même. Et alors que le poème ouvre le langage, il me déverrouille du même coup : l’inconscient reprend tous ses droits.
Écrire pour moi est une réponse à un appel. Ce ne sont pas mes racines qui appellent l’écriture. C’est quelque chose de lointain, peut-être d’extérieur à moi, peut-être d’opposé à mes racines, quelque chose comme l’avenir. Et si le Mouvement des couleuvres est à ce point ancré dans le présent, c’est sans doute que c’est la meilleure façon de converser avec ce qui est à venir. Les possibles ne se découvrent qu’ainsi, toujours au cœur de l’instant.
Je reconnais ma démarche en poésie (qui est aussi mon mouvement dans la vie) dans ces mots de Jean Bédard, un romancier et philosophe québécois. Il écrit :
« J’irai à filet perdu, dans les mouches noires et les maringouins, jusqu’aux rebords de mes champs et de mes forces, avec tous les entêtés du monde, ceux qui comme les criocères croient aux générations futures ; j’irai moi aussi dans toutes les métamorphoses vers ce destin que je ne connais pas. J’y vais. Fou de beauté, je lui appartiens déjà. »
Dans l’écriture comme dans la vie, j’ai cette impression d’être à l’intérieur d’un étrange convoi invisible dont le levier est un empressement pour la beauté.
Je dois également avouer que Le Mouvement des couleuvres a été écrit dans l’urgence. D’abord dans l’urgence de retrouver cette voie que j’avais découverte assez jeune et abandonnée presque aussitôt. Ensuite, dans l’urgence de la beauté et des transformations. Dans l’urgence d’une quête de sens que l’on peut dire philosophique et, en même temps, dans l’urgence d’un silence, avec le désir de me taire à l’intérieur d’un abandon méditatif. Oui, il y a une grande ambivalence dans ce recueil. La vie quotidienne tout comme l’expérience de la maternité sont ces lieux de paradoxes, à l’image de la vie elle-même.
J’étais également assez perméable à tout ce qui nous invite collectivement à l’urgence (je parle entre autres de cette urgence climatique). J’étais pressée de me mettre les mains dans la terre : planter, semer, sans même penser récolter quoi que ce soit. J’ai écrit dans l’urgence, encore, d’en finir avec les fausses oppositions par lesquelles s’est construit le monde occidental, telles que la dichotomie entre immanence et transcendance, matière et esprit, etc. Dans l’urgence d’en finir avec le mépris que l’on accorde à ce qui relève de la matière, de la nature, du corps, de la maternité.
Puis dans l’urgence d’aimer, ou d’apprendre à aimer.
Ironiquement, toute cette urgence appelle beaucoup de patience, et de douceur.
Anne Dufourmantelle écrit : « La douceur est une énigme. Incluse dans un double mouvement d’accueil et de don, elle apparaît à la lisière des passages que naissance et mort signent. »
La douceur a un point commun avec le langage : elle a un pouvoir de transformation sur les choses et les êtres. Elle n’est pas mièvre. Elle est une tactique, une ruse. Dufourmantelle ajoute : « La douceur est d’abord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. »
Et après tout, qu’est-ce habiter, demeurer sinon couvrir de douceur l’agitation de notre propre monde ?
Ainsi, il serait dommage de lier trop rapidement candeur et douceur comme il serait dommage de ne reconnaître que sa candeur au Mouvement des couleuvres. Tandis que la Mort rôde, la naïveté parfois prosaïque de mon écriture est non exempte de gravité, je crois.
La couleuvre capture sa proie, avec force, comme tous les constrictors, en l’étouffant, en ne lâchant plus sa prise.
Quelles sont nos prises ? Non pas nos proies, mais nos prises. Que convient-il de relâcher ou alors de tenir, fermement, et de ne plus lâcher ? La douceur, la patience et le soin sont ces prises pour moi que je ne lâcherai plus, avec lesquelles j’avancerai et avec lesquelles j’écrirai.
Aujourd’hui, un sentiment agréable et bien spécial m’envahit, celui de boucler les boucles. Les projets ont abouti ; les contradictions se sont apaisées ; je peux être cette femme, cette mère, cette poète.
Et je constate à présent la force des boucles dans nos cheminements. Leur force est celle des recommencements.
Et la mère des recommencements est l’engagement. Et l’écriture est engagement.
Ici, le passage, le voyage, le poème.
*
Enfin, ce qui me touche profondément dans ce prix, ce n’est pas la distinction. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de dire cela, mais c’est ainsi. J’en suis flattée bien sûr. Or, ce qui m’émeut profondément dans ce prix, c’est d’avoir été lue et entendue, c’est de découvrir la qualité de tous ces premiers recueils qui ont reçu votre prix ces dernières années et de m’inscrire dans cette lignée. En cela, le prix est d’une valeur inestimable. En découvrant ces premiers recueils sur le site internet de la Fondation, j’ai été impressionnée. Je les ai tous trouvés magnifiques, importants. Je dois dire que c’est cela qui me donne un petit frisson et me fait me demander avec beaucoup de fébrilité…mais comment ai-je pu atterrir devant vous ?
Je savais que ce recueil avait son propre mouvement, en dépit des intentions avec lesquelles je l’écrivais. Il avait sa propre trajectoire à laquelle je devais à tout prix épargner ma propre timidité, mais je ne savais pas que ce recueil allait m’entraîner, dans son sillon, jusqu’à vous, et cela me ravit au plus haut point.
J’aimerais remercier la petite équipe des éditions du passage ainsi que mon complice Nicolas sans lesquels cette trajectoire jusqu’à vous n’aurait tout simplement pas été possible.
J’aimerais également réitérer toute ma gratitude envers la Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé pour la Poésie.
Vous m’encouragez à poursuivre et je poursuivrai.
Merci à tous et à toutes.
Gabrielle Roberge